"Rationalisation" comme condition de l'humanisation de l'Afrique

UNIVERSITE DU LAC TANGANYIKA

La rationalisation est « toute expression du savoir empirique, de la faculté de prévoir, de la maîtrise instrumentale et organisationnelle des processus empiriques » (Habermas 1987 : 174). Elle est de fait sociale. Souvent elle est identifiée à la croissance de la rationalité instrumentale et stratégique au sein des contextes d’action (Ibid. : 160). Dans cette perspective, la rationalisation dite sociale opère mieux dans le développement de la maîtrise croissante de l’environnement vital. Il en découle une conception grandissante de la modernité où l’être humain ne laisse plus de place à des puissances mystérieuses et imprévisibles interférant dans la vie sociale (Voir http://www3.a-clermont.fr). Une telle rationalisation, selon Max Weber, est intellectualiste. Elle désigne, de ce fait même, l’extension des activités accomplies selon une logique obéissant au calcul, à la prévision, à l’évaluation et à la volonté d’efficacité. Il est fort possible qu’une telle intellectualisation engendre le désenchantement de notre espace vital. Les règles d’une rationalisation croissante n’imprègnent-elles pas les mécanismes de la déshumanisation des rapports sociaux ? Le destin de notre époque semble être caractérisé par la rationalisation, l’intellectualisation et le désenchantement de nos sociétés. Cela pourrait bien conduire au bannissement des valeurs suprêmes de la vie publique. De la sorte, il ne serait pas aberrant de soutenir que la philosophie de la rationalisation enferme la réalité dans l’ordre et la cohérence d’un système lui interdisant tout débordement dudit système. Morin est on ne peut plus clair à ce sujet : « La rationalisation est la construction d’une vision cohérente, totalisante de l’univers, à partir des données partielles, d’une vision partielle ou d’un principe unique » (http://college-heraclite.ifrance.com). Dans un tel univers l’homme devient fondamentalement superflu. En fait, le totalitarisme qui en résulte ne tend pas seulement « vers un règne despotique sur les hommes, mais aussi vers un système dans lequel les hommes sont de trop »(Finkielkraut 1996 :110). L’économisme est un exemple du totalitarisme rationalisateur. Il fonde tout sur le principe d’économie. On veut ici que tout s’explique en fonction des intérêts exclusivement économiques. On a pu expliquer les camps hitlériens d’extermination par le souci qu’avaient les grandes firmes industrielles allemandes de faire du savon bon marché avec la graisse des déportés. Aussi tout ce qui ne répond pas à ce principe est considéré comme scorie, déviance et incongruité. Ainsi, la sphère économique devient le modèle excellentiel. A une telle sphère, les divers camps de déshumanisation ne sont peut-être pas économiquement utiles, ils sont ontologiquement nécessaires. Au nom de quoi ? Au nom de la rationalité industrielle certes. Pour quelle finalité ? En vue de « Liquider en l’homme la spontanéité, la singularité, l’imprévisibilité, bref, tout ce qui fait le caractère unique de la personne humaine » (Ibid. :111). Les efforts théoriques de l’Ecole de Francfort nous montrent aujourd’hui les méfaits de la philosophie régulatrice de ces ‘‘laboratoires de l’humanité sans hommes’’ : régression de l’auto- réflexion et de la rationalité communicationnelle, asservissement croissant des hommes au profit des entités anonymes[1]. La logique veut ici que l’être humain soit manipulé et traité en chose au profit des principes d’ordre et d’efficacité. Dans ce sens, la rationalité industrielle est de l’arraisonnement par le fait qu’elle débouche sur la violence et la manipulation. Faut-il encore ajouter que selon les tenants de l’Ecole de Francfort la rationalisation est une sorte de rationalisme ivre. Le danger d’un tel rationalisme est de vouloir s’ériger en modèle universel, oubliant qu’un rationalisme de l’universel finit souvent par se perdre dans l’idéalisme solipsiste. Par conséquent, nous estimons que « plus un rationalisme s’amplifie et se généralise, plus il se perd et s’évanouit, plus encore il mord et se mord » (http://college-heraclite.ifrance.com). A ce type de rationalisme nous voulons adjoindre un rationalisme ouvert, celui qui ne coupe pas la raison de l’univers qu’il est censé promouvoir. Il est, pour reprendre les termes de G. Bachelard, « un rationalisme concret, solidaire d’expériences toujours particulières et précises, et donc capable de recevoir de l’expérience des déterminations nouvelles » (Bachelard 1966: 4). Ce que nous envisageons à travers un tel rationalisme, c’est le garde-fou qui lui permettrait de résister à la dégradation de la rationalisation. En fait, lorsqu’elle est dégradée, la rationalisation est, en quelque sorte, la raison devenue déraisonnable ; c’est-à-dire la raison vivant dans un enfermement autarcique. De cette manière, on peut penser que le véritable ennemi de la raison est à l’intérieur de la raison elle-même. Le poison n’a-t-il pas ainsi la même source que le remède? Tenant compte de ce questionnement, nous nous proposons d’adopter une démarche de vision d’ensemble confirmant la croyance en une ‘‘rationalisation’’ dont l’avènement, en dépit d’aléas, serait inéluctable. Cette rationalisation a certes des limites, elle peut être l’anti-raison. Seulement, malgré tout, cette anti-raison, cette déraison ne semble s’éclairer désormais qu’eu égard à l’effort de rationalisation (Elungu1987: 138). La provocation sur laquelle débouche cette conception est que la ‘‘rationalisation’’ qui devra humaniser la situation sociopolitique de l’Afrique est celle qui prend en considération une sextuple rationalité, mieux voudrait-on dire un ensemble de rationalités synergistes, à savoir la rationalité instrumentale, stratégique, réflexive, éthico-spirituelle, téléologique et vitalisée. Aucune de ces rationalités ne fournissant l’aune à laquelle évaluer les autres, toutes sont, de ce fait, dans une situation de concurrence, c’est-à-dire ‘‘d’affinité élective’’. C’est uniquement de cette manière qu’elles nous permettront d’aborder frontalement la question centrale de ce travail : comment les Africains peuvent-ils possibiliser et remettre l’avenir-devenir dans leur vécu ? L’approche que peut suggérer une telle question sera méditante tant il est vrai que « penser est une façon de cheminer dans la libre étendue des choses, avec une assurance tremblée, qui se sait fragile et menacée » (Dibi 2008 : 221). 2. La base technoscientifique de la rationalisation ou le dépassement du paradigme. La notion ‘‘d’affinité élective’’ à laquelle l’allusion vient d’être faite constitue l’élément basique d’une rationalisation humanisante. Aussi la situation de concurrence entre les différentes formes de rationalité qu’elle sous-tend impose une certaine idée de mouvement dont la transcendance et la complémentarité restent l’âme pensante. A elle, comme à un sol de crédibilité, se ressource la thèse suivante dont le rôle dans ce travail sera catalytique: le primat de la logique de l’itinérance sur celle de la sédentarité, c’est-à-dire de la logique de l’inachevé et du pas encore sur la logique de la positivité. C’est pourquoi, nous proposons d’analyser les enjeux de la sextuple rationalité à la lumière de cette notion : le possible[2]. Aussi l’ignorer, c’est à notre sens, mettre malheureusement en ‘‘épochè’’ l’élément dramatique de notre condition à partir duquel une sextuple rationalité est réellement, vitalement et humainement possible (Ricoeur 1947: 29). Notre situation n’est-elle pas une épreuve qui, loin d’être noyée dans une description pure, est entraînée dans une dialectique de dépassement ? En fait, Il est d’un intérêt majeur de mettre en perspective notre destinée à la lumière (du possible) parce que notre histoire est devenue impossible. L’impossibilité est comprise ici au double sens de difficulté d’envisager un avenir humain au milieu du brouillage des repères, et le développement raffiné de l’inhumain qu’encouragent sur le plan théorique le relativisme, le scepticisme, les positivismes et le catastrophisme. La catégorie de possibilité lutte contre tout fixum qui, à travers le fétichisme de la seule présence, les ontodicées et théodicées, les statistiques et leurs courbes, occulte ce constat fondamental à savoir que le monde présent est une possibilité défigurée à transformer (Bidima 1993 :14). Mais de quelle manière devons-nous changer le continent ? Faut-il le transformer à la manière des ‘‘techno-scientistes’’ dont la rationalité prédatrice reste l’unique et inéluctable base libidinale ? Ne convient-il pas de réélaborer un nouveau concept de rationalité loin de « la raison brouillée » (Finkielkraut 2002 : 242) de la rationalité absolue, immuable, nécessariste et conquérante? Ainsi que nous l’avions déjà dit, la notion de sextuple rationalité peut être proposée ici comme antidote contre le vandalisme ténébreux des usagers de ‘‘la raison ratiocinante’’. La rationalisation de l’Afrique suppose la maîtrise de la techno- science qui garantisse pour nous et par nous-mêmes la production de nos moyens d’une part, et l’instauration ainsi que l’institution dans le corps social des institutions chargées d’élaborer des stratégies d’autre part. Les projets de transformation de notre espace écologique dépendent de cette double rationalité techno-scientifique et stratégique. L’Afrique a besoin de la rationalité techno-scientifique. Grâce à cette dernière, elle pourra maîtriser son espace environnemental à partir des lois élaborées conformément à l’ordre du monde (Elungu 987 : 132). Le progrès semble le leitmotiv le plus important de ce processus de scientifisation auquel nous sommes soumis depuis plusieurs décennies et à l’égard duquel certains africains adoptent une position étrangement négative. Aujourd’hui l’élite africaine doit se doter de la science moderne. C’est elle qui lui fournira un certain savoir sur la réalité, lui permettra d’améliorer progressivement les moyens d’atteindre un certain type d’évolution dont ont besoin les nombreuses populations du continent (Ladrière1977 : 28). Le travail scientifique nous aidera de relever certains défis d’ordre matériel. Aujourd’hui, en effet, « le travail scientifique est devenu un secteur important, et à certains égards décisif, du travail social, il est fortement institutionnalisé et, par ce fait même, organisé selon des plans »(Ibid. : 27). L’activité de recherche n’est-elle pas devenue une profession aujourd’hui ? Les dividendes des recherches ne sont-ils pas utilisés dans la réalisation des projets économico-politiques ? Dans sa dynamique interne, la science n’est-elle pas associée à un pouvoir sur la Nature ? De la sorte n’apparaît-elle pas liée à la technologie ? L’interaction entre la science et la technologie est un fait avéré. Mais de là conclure à leur ‘‘confusion’’ est une autre paire de cogitation. En fait la différence de nature entre ces deux types d’activités est remarquable. On peut facilement admettre que la science a pour objectif le progrès de la connaissance, alors que la technologie a pour objectif la transformation de la réalité donnée. La science vise à acquérir de nouvelles informations sur la réalité, tandis que la technologie vise à injecter de l’information dans les systèmes existants (naturels ou artificiels)(Ladrière1977 : 57). Tout l’enjeu technologique est ainsi posé. Il est en fait celui d’obtenir « l’effet voulu avec le maximum d’efficacité, c’est-à-dire de façon telle que la chance d’obtenir cet effet soit la plus grande possible »(Ladrière1977 : 59). Dès lors, agir sur tel ou tel autre phénomène engendre nécessairement telle réaction qui peut être prévisible, et par voie de conséquence évitable. Prévisibilité ! Telle doit être la notion basique de la ‘‘technologisation’’ de nos sociétés. Aussi, devons-nous savoir que dans le domaine de la technologie, il s’agit essentiellement d’intervenir dans le cours des choses, soit pour empêcher certains états de se produire, soit au contraire pour faire apparaître des états qui n’apparaîtraient pas spontanément (Ladrière1977 : 59). Cette philosophie de la technologie est aux antipodes du fameux « knowledge is power » de Bacon et du célèbre « devenir maîtres et possesseurs de la nature » de Descartes que soutient le philosophe camerounais Marcien Towa (1971 : 57). L’idée de science salvatrice en Afrique que sous-tend ce soutien cache cette autre conception de la technoscience comme pure, innocente, immaculée, triomphante et sécurisante. Ceci n’absolutise-t-il pas la foi en la mission sotériologique de la technoscience ? Récusant le discours mythique et réactionnaire des ethnographes déguisés en philosophes, le philosophe béninois Paulin Hountondji (1976 :124) salue la venue de la science sur le continent, et en parle de la manière quelque peu dogmatique : « Nous serions donc mieux inspirés de nous employer patiemment, méthodiquement, à promouvoir ce qu’on pourrait appeler une science africaine ». Mais, sans peut-être s’en rendre compte, Hountondji se surprend dans une sorte de ‘‘refus à l’invocation’’ qui l’empêche de « rompre le cercle que le moi tend à former avec lui-même » (Ricoeur 1947 : 31). Pris dans ce piège, Hountondji (1976 :57) adhère à l’idée selon laquelle « ce n’est pas de la philosophie, c’est d’abord de la science que l’Afrique a besoin ». Mais une telle considération de la science n’est-elle pas aliénante ? Pour ce faire, ne risque-t-elle pas de produire les effets contraires ? Autrement dit, ne pourra-t-elle pas arriver à nier le rôle émancipateur ‘‘radicalement’’ dévolu à la science ? L’idée de science absolue, tout aussi divinisée que transcendantale, n’étouffe-t-elle pas les contradictions inhérentes à la science ? En se déniant, une telle science ne frise-t-elle pas un certain mythe ? La science, nous le savons, est une mentalité. « Qu’il n’y ait pas de dernier mot des choses, ou tout au moins que ce dernier mot ne puisse sans doute prendre forme de vérité transcendant en quelque manière toute énonciation à visée objective portant sur l’univers », Gabriel Marcel (1927 : x) l’atteste si bien à ce sujet. C’est pourquoi, il ne peut être question que la science soit une réalité autonome et absolument rationnelle, mais une activité qui, malgré ses apparences, est socialement conditionnée et dont la rationalité toute relative ouvre vers l’incertain (Bidima 1993 : 257). Aussi nous devons nous préoccuper de résorber ou d’éteindre notre Non du Refus dans le Oui de l’Invocation. Pour ce faire, il faut une bonne stratégie, celle puisant sans doute dans la docta spes africana, maisd’une docta spes qui, ainsi comme l’affirme Bidima, serait l’espérance conceptuellement saisie comme faim. De cette espérance savante qui ne se veut pas ratiocination des intellectuelles assis et nantis, ni même un apanage des pasteurs qui, dans leur dédain du péché, en font une hypostase, mais elle est appel et invite à une action qui doit faire surgir le ‘‘Novum’’ dans le continuum historique répétitif (Bidima 1993:231). 3. Pour une saisie normative de la rationalité De fait, l’action technologique, à laquelle nous avions déjà fait allusion et reprise dans l’expression susmentionnée, ne peut être efficace qu’en s’appuyant sur les possibilités objectives. La notion de possible déjà évoquée refait surface ici. Son importance est à ce stade liée à la mise en jeu de nos responsabilités et finalités de nos programmes de société. C’est à cette mesure que le possible peut bien révéler ses potentialités et se laisser dépasser vers son actualisation. Prenons l’exemple d’un possible de notre histoire : le présent. La lecture de ce possible, pour servir l’action, doit « s’inscrire dans un horizon aussi vaste que possible et ne pas hésiter à mettre en cause ce qu’il y a de plus essentiel, les raisons de vivre et d’espérer et un certain sentiment de ce à quoi l’homme est appelé » (Ladrière1977 : 21). C’est donc de l’appel de l’être humain qu’il s’agit dans ce qui précède. A quoi l’Africain est-il particulièrement appelé ? A une profonde prise de conscience de sa condition humaine. Ou mieux encore, à une rationalité réflexive portée sur son existence toujours déjà ‘‘exposée’’ à cette double postulation : l’Avoir et l’Etre. De fait, la rationalité réflexive a l’ultime tâche de garantir l’affinement perspicace et opératoire de nos méthodes de connaissance. De la sorte, elle peut ouvrir la voie à la mise au point d’une politique. Ce qui porte à croire qu’une recherche scientifique authentique est et doit être socialisée. Car ce qui en constitue la condition de cognitivité, c’est à juste titre l’instance sociale, pour laquelle tous nos projets de société doivent faire objet des débats houleux, et ce, en quête des consensus toujours provisoires d’un agir social et d’un modus vivendi sociétal devant correspondre à l’idéal propre à une société véritablement politique. Bâtir une société véritablement politique en Afrique doit être notre idéal à atteindre. Aussi devons-nous mettre en place les mécanismes de sa matérialisation en faisant notamment face aux entraves matérielles, culturelles et socio-culturelles qui se dressent sur le chemin de notre libération. Mais qu’est-ce à dire faire face aux entraves, si ce n’est chercher à instaurer au cœur de notre agir personnel et communautaire la raison raisonnable, c’est-à-dire l’éthique ? De cette manière, toute notre existence doit s’inscrire dans la dynamique d’une réponse profondément structurante à l’appel de l’absolu qui nous constitue : c’est la rationalité éthico-spirituelle. Le désir de l’absolu reste le projet de tout être humain. Son importance consiste à arracher ce dernier « à la tentation dissolvante d’un agir dispersé, inconscient et sans préoccupation d’une téléologie quelconque » (Ngwey 1996 : 391). C’est dire que notre agir doit être capable de dialectiser ces trois questions majeures de notre existence : la provenance, la traversée (actualité) et la finalité. Le séisme éthique auquel les Africains sont en train d’assister exige une telle dialectisation de ces moments de notre condition humaine. Ne pensons pas trop vite au désastre moral. Notre but n’est pas de moraliser ici. La crise que traverse le continent ne recommande-t-elle pas plus que cela ? N’est-elle pas un moment propice de l’examen critique ? Où vont nos valeurs culturelles ? Telle semble la question nodale sur laquelle doit se pencher une‘‘réflexion à la deuxième puissance’’. En fait, ce que cette dernière nous fait passionner, c’est l’orientation qu’elle peut faire prendre à notre humanitude. Aussi, devons-nous admettre, non sans raison, que la rationalité éthico-spirituelle est « un exercice délicat, car elle requiert un sens de l’anticipation : elle ne doit pas tant chercher à décrire les valeurs qu’à comprendre comment elles peuvent se transformer- et nous transformer » (Matsuura 2004 : 11).Telle que perçue, la question de la rationalité éthico-spirituelle devient celle de la prise en charge de notre destin, mieux vaudrait dire de la responsabilité. Et l’archétype de toute responsabilité n’est-elle pas celle de l’homme envers l’homme (Jonas 1995 : 140)? Mais envers qui l’homme Africain doit-il se sentir responsable ? Exploitons, en vue de répondre à cette double interrogation, le concept d’identité comme paradigme éminent. Cela nous permettra de revenir, pour les examiner, aux trois préoccupations majeures de notre existence laissées en suspens : la provenance, la traversée (actualité), et la finalité. «Etre responsable, dit Hans Jonas, signifie accepter d’être ‘‘pris en otage’’ par ce qu’il y a de plus fragile et de plus menacé » (Ibid. : 12). L’enjeu d’une telle considération concerne plus l’image de l’homme et porte davantage sur l’intégrité de son essence. Qu’est-ce à dire sinon montrer que l’éthique de la responsabilité ne s’arc-boute pas seulement au domaine immédiatement intersubjectif des contemporains, mais aussi s’étend à la métaphysique ? L’impératif inconditionnel explicatif d’une telle métaphysique porte sur la préservation de notre existence pour l’avenir. En fait, le métaphysicien qui est en quête de ce qui est, ne peut s’empêcher de poursuivre également ce qui sera (Marcel 1927 : 281). Marcel que nous reprenons ainsi pour le besoin de la cause donne une excellente métaphore pouvant nous autoriser une interprétation de ce qu’il convient d’appeler la dialectique ‘‘de ce qui est’’ et ‘‘de ce qui sera’’. En effet, dit-il, « Le métaphysicien est comparable à un malade qui cherche une position ». De la sorte, tout l’enjeu consiste bien évidemment à discerner le centre par rapport auquel cette position doit se définir. Le concept d’identité précédemment annoncé semble bien être ce centre de définition. « L’identité est de nature essentiellement historique » (Ricoeur 2004 : 76). C’est ainsi qu’on lui attribue une certaine signification qui ne tient que par l’intelligibilité de l’acte raconté. L’intrigue qui en constitue le cœur est fait d’une diversité d’événements, d’une pluralité de protagonistes, d’un entremêlement de hasards, de causalités hétérogènes, d’intentions et de projets. L’homme africain doit savoir raconter et écrire les grands épisodes de son histoire. D’où le travail de mémoire collective dont la face tournée vers le passé raconté reste l’identité narrative. L’autre face de notre identité collective est bel et bien la projection dans l’avenir. Nous la placerons volontiers sous le double signe de la promesse et de l’engagement. Il est donc question pour nous de promettre que nous devons nous engager pour notre avenir. Question métaphysique. Tentative de concilier l’ordre de ce qui est et l’ordre de ce qui sera. Simple indication à titre de rappel. Au sujet de l’engagement, notons qu’il n’est possible que pour un être qui ne se confond pas avec sa situation du moment, et qui reconnaît cette différence entre soi et sa situation, qui se pose par conséquent comme en quelque façon transcendant à son devenir, qui répond de soi (Marcel 1991 : 37). Notre identité collective ressemble à une médaille dont l’avers est l’identité narrative et le revers l’identité de la promesse et de l’engagement. Mais entre le temps de raconter nos histoires et celui de nos promesses et engagements, nous ne pouvons manquer de consentir maints sacrifices et efforts. En Afrique, il n’existe aucun pays qui n’ait connu perte de respectabilité et de crédibilité. L’Afrique est un continent de deuil. Aussi il lui faut apprendre et réapprendre incessamment à faire le deuil, c’est-à-dire à raconter autrement ses histoires de vie, en particulier les événements fondateurs de ses traditions. De même qu’elle soit capable de mener sa traversée du désert sans engager son véhicule dans le sable de l’errance. Afin d’éviter un possible ensablement, notre traversée doit être aiguillée par une éthique du temps. Grâce à elle, en effet, nous pourrions être en mesure de réhabiliter la provenance, mais aussi l’actualité et la finalité de notre condition humaine (Marcel 1927 : 151). Ricoeur semble avoir trouvé les mots justes pour rédiger le testament de ce triptyque de notre histoire. « Nous avons, dit-il, tellement de projets inaccomplis derrière nous, tellement de promesses encore non tenues, que nous aurons de quoi construire un futur par la revivification de ces multiples héritages » (in Binde 2004 : 480). Il s’agit, pour y parvenir, d’apporter des solutions concrètes. Pour ce faire, il va falloir reconstruire un lien entre notre espace « d’expérience vivante » (De Corte 1967 : 20) et un possible horizon d’attente. Il n’est pas question de céder à la séduction d’attentes purement utopiques. L’attente, telle que nous la concevons, doit plutôt susciter un engagement responsable. Aussi, devons-nous empêcher notre horizon d’attente de s’évader vers des rivages d’errance. Nous nous devons de le rapprocher du présent au moyen des projets à portée d’action. Cela exige de nous un travail de pensée profonde. Nous devons donc travailler à bien penser. Partant, nous serons à même de savoir que l’attente est différente de la détente. Une telle différence suppose une réforme des liens entre la pensée pensée et l’action. Ce dont nous avons besoin, c’est la pensée pensante ; celle qui « s’insère dans l’immédiat » et s’interdit de suivre « le résultat fallacieux de l’acte par lequel l’esprit a coupé le cordon ombilical qui le relie à l’être et est placé en dehors de l’univers » (De Corte 1967 : 14 et 15). Dans l’univers africain, quelque chose nous est confiée qui est essentiellement fragile : la vie ou la cité. La cité n’est-elle pas périssable ? Pour cette raison, sa survie ne dépend-elle pas de nous ? Nos organisations politiques peuvent-elles survivre sans une réelle volonté de vivre ensemble ? C’est ici qu’il sied de mentionner encore de façon particulière l’éthique du temps. Cette fois-ci, son évocation l’est en vue de la complexifier, c’est-à-dire d’essayer d’établir la relation entre elle et la politique. Il faut une sorte de dialogique ; autrement dit, un lien nécessairement complémentaire et antagoniste entre les deux ; même si cette unité plurielle «dans notre monde… en voie de sclérose, apparaît le plus souvent comme une chimère » (Marcel 1958 : xii). Faudra-t-il peut-être, dans l’intention d’éviter une telle dépréciation, tenir compte des liens étroits entre notre visée prospective, notre volonté politique et la participation de tous les citoyens à la définition et à l’exécution des projets à court et à long terme. De la sorte, nous n’aurions pas clivé notre conscience rétrospective de notre conscience prospective. Par contre, nous aurions su concilier notre devenir avec notre avenir. Mais cela exige une aimantation, mieux vaudrait dire une téléologie (Marcel 1991 : 34). D’elle découle la rationalité téléologique ou prospective dont la capacité de rendre possible une telle conciliation est incontestable. Elle nous dote en effet d’une clairvoyance et d’une fermeté décisionnelle dont nos citoyens ont besoin pour humaniser nos sociétés et communautés. Dans une telle perspective, « l’idée d’une autonomie de l’individu ou surtout d’une suffisance à soi-même perd beaucoup de sa signification, elle est même mise en question » (Marcel 1958 : xv). En fait, ce qui est revu à nouveaux frais ici est le moment épistémologique de la réflexion qui implique le ‘‘différencialisme’’ entre le sujet connaissant et l’objet connu. Par conséquent, le sujet connaissant comme sujet, comme esprit scientifique, est pour soi (…), et par soi, au sens où il se donne la loi d’autonomie de son savoir, l’objet connu par la science est, d’une part, ‘‘pour un autre’’ : il est une extériorité pour un sujet différent de lui-même ; et, d’autre part, cet objet est ‘‘par un autre’’, déterminé par des lois extérieures, par un ‘‘en dehors’’ (Stanguennec 2006 : 68). C’est pourquoi, la réflexion épistémologique[3] est toujours liée à « une technique de domination, à un rassemblement de moyens par lesquels le moi tente d’exercer sa régence sur l’univers » (De Corte 1967 : 12). Mais, on sait très bien que plus l’être devient technocrate, plus il place à l’avant-plan « la technique, la méthode et l’esprit de conquête, sous la couverture précieuse d’une unité spirituelle à construire et qui couvre l’appétit du moi ». Or, la téléologie est capable de restituer, dans sa rationalité, « une intériorité pour soi et une auto-détermination par soi à l’objet de connaissance naturelle dans une ‘‘présence à soi’’ » (Stanguennec 2006 : 69). De cette manière, elle restaure l’identité entre le sujet connaissant et l’objet naturel de connaissance. Ceci peut paraître, bien évidemment, contraire à une certaine logique ‘‘exploitationniste’’ de la rationalité technoscientifique. Toutefois, le paradoxe auquel nous faisons face est « le mystère même en vertu duquel le moi en lequel je rentre cesse pour autant d’être à lui-même » (Marcel 1958 : 64). Nous touchons ici à la zone nodale, au centre de gravitation voilée de nos considérations sur la rationalité téléologique. Nommons-le d’un vocable: la participation ou la communion. Notre esse est essentiellement coesse, d’une coesse de la pensée pensante et de l’être,del’esprit et de la vie. C’est pourquoi, la perception que risque d’avoir la rationalité prospective- ou tout autre rationalité- d’elle-même «en tant que moi et de l’autre en tant qu’autre n’est rigoureusement possible sans solidarité pré-ontologique qui la fonde et qui la conditionne » (De Corte 1967 : 17). 4. Conclusion : vers quel éveil ? Aucune rationalité ne peut effectivement communiquer avec elle-même que si elle communique réellement avec l’autre, c’est-à-dire dans la mesure où elle retrouve l’être qui la constitue radicalement et ou celui-ci, loin d’être l’autre, devient un toi pour elle. Cette expérience est irréductiblement personnelle. En effet, plus elle est personnelle, moins le moi en tant que tel, c’est-à-dire en tant que calfeutré, y tient de place, moins il est crispé sur lui-même et moins il se déforme. Cette expérience appelle une autre: celle du recueillement. Nous sommes convaincus qu’il n’y a de rationalité possible, « à quelque degré que ce soit, que pour un être capable de se recueillir- et de témoigner par là même qu’il n’est pas un pur et simple vivant, une créature livrée (béatement à une rationalité) et sans prises sur elle » (Marcel 1967 : 63). Aussi, estimons-nous que la quintuple rationalité analysée précédemment doit accepter au cœur de ses recherches la sixième rationalité basée sur le recueillement, c’est-à-dire la rationalité vitalisée. C’est pourquoi, les cinq rationalités, à savoir la rationalité instrumentale, stratégique, réflexive, éthique et téléologique; doivent s’abreuver à cette source intarissable et fécondante afin qu’elles ne s’étiolent pas. Un tel étiolement ne peut être rendu impossible que s’il existe en elles une vitalisation dont l’axiome socratique du connaissant et du connu reste à notre avis la matrice. Cette remise en question de soi-même est importante faute de quoi le glissement vers un possible fondamentalisme ou intégrisme de type universaliste reste un risque énorme. C’est pourquoi, il doit exister un Bethléem de la réflexion et de la ferveur, (comme) seul centre d’aimantation authentique d’une réflexion qui ne veut à aucun prix tomber dans les pièges d’une certaine idéologie ou, pis encore, d’une niaise sentimentalité(Marcel 1954 : 39). [1]Max Horkheimer (1974 : 143) exprime cette double idée d’asservissement et d’anonymat en ces termes : Plus le pouvoir de la société bourgeoise s’affirme, plus son action est libre d’entraves- plus les hommes sont indifférents ou hostiles, en tant qu’individus, familles, groupes économiques, nations et classes, plus le principe de libre concurrence, à l’origine facteur de progrès, prend le caractère d’un état de guerre intérieure et extérieure, reposant sur l’aggravation des contradictions économiques et sociales. [2]Gabriel Marcel (1991 :31) développe la notion du possible comme le ‘‘non encore’’ à partir du principe d’identité. En substance, il affirme qu’ « on pourra faire du principe d’identité le principe du fini (le fini se confondant avec le déterminé), et admettre la possibilité d’une pensée transcendante qui déborderait le fini… ». [3]L’épistémologie est entendue ici stricto sensu. Elle est essentiellement considérée comme une théorie des méthodes par lesquelles les sciences décrivent, définissent, classent et expliquent au moyen de modèles mathématiques, mécaniques ou statistiques (et probabilistes) les phénomènes.

Ajouter un commentaire

Restricted HTML

  • Vous pouvez aligner les images (data-align="center"), mais également les vidéos, citations, etc.
  • Vous pouvez légender les images (data-align="center"), mais également les vidéos, citations, etc.